INCANTATIONS CORANIQUES
Si Mohammed ben El Arbi Lahlou
Numéro d'objet: |
36002 |
Catégorie: |
Vie communautaire |
Technique: |
Encre de chine et Aquarelle |
Origine: |
Fès |
Date: |
1983 |
Support: |
Papier |
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En 1912, année de notre entrée à Fès, Si Mohammed ben El Arbi Lahlou et son beau-frère Haha étaient les seuls bons relieurs existants. Ils furent bientôt découverts par les autorités françaises de la Résidence générale et des services municipaux de Fès qui leur commandèrent des travaux de choix. Mais le rendement de ces deux artisans était très faible, leur outillage incomplet et en mauvais état. Il convenait de rechercher les moyens propres à relever le niveau de la reliure d'art, à écarter les fers et coins de style douteux, à fournir de temps à autre de judicieux conseils relatifs au choix des matières premières, à la couleur des cuirs, à la composition décorative.
En février 1916, la ville de Fès créait un atelier municipal de perfectionnement avec le plus âgé des patrons auquel elle adjoignait deux ouvriers à peine passables et deux apprentis. Des encouragements en argent étaient affectés à ce personnel pour lui permettre de se livrer à des essais de reliures améliorées. Des fonds étaient en même temps prévus pour la réfection de coins et de fers nouveaux établis d'après de beaux modèles anciens.
Quelques mois après, le second bon ouvrier de Fès fut envoyé à Rabat où il ouvrira à son tour, sous la direction du Service des Beaux-arts, un atelier de perfectionnement.
La foire de Fès (1916) après l'Exposition franco-marocaine de Casablanca (1915), fit reconnaître les premiers essais de reconstitution, qui remportèrent un succès très vif. De nombreuses commandes furent passées, émanant non seulement du Maroc, mais encore d'Algérie et de France. Les ouvriers sont débordés. Aussi la ville de Fès vient-elle de créer un deuxième atelier, avec de nouveaux ouvriers et apprentis, qui sera outillé et dirigé comme le premier.
Ainsi s'organise la rénovation et la production d'un art intéressant entre tous. Ce fait n'est pas passé inaperçu. La population indigène de Fès suit nos efforts avec une évidente attention. Elle est unanime à reconnaître qu'à l'exemple des souverains les plus fameux de son histoire, les agents du Protectorat français s'appliquent à faire revivre les vieilles industries et parviennent à ouvrir de nouveaux débouchés à des artisans qui se croyaient bien près d'être ruinés.
Prosper Ricard lors de son arrivée à Fès, en 1915 entreprend la rénovation de la reliure d'art. Au début, il se contente de travailler à partir de modèles tirés de la confection courante qu'il décrit comme « exécutés à vil prix avec des cuirs tachés, éraflés, quelquefois percés, presque toujours insuffisamment tannés et mal teints, mais dont la composition avait assez de caractère pour justifier des soins plus attentifs, notamment dans le choix de la matière première et dans l'exécution. »
Après avoir renouvelé l'ancien outillage de presses, de coins, de fers trouvés dans un état lamentable, Ricard le confie « au seul et vieux relieur encore digne de ce nom », Si Mohammed ben El Arbi Lahlou qui après de longues hésitations et tractations a bien voulu travailler avec le Service des arts indigènes.
Ricard, toujours à la recherche d'informations sur la reliure à Fès, découvre d'anciens documents dont un manuscrit arabe traitant de l'art de la reliure tel qu'on le pratiquait au Maroc au début du XVIIe siècle, ouvrage que lui a procuré M. Louis Mercier, alors consul de France à Fès et arabisant distingué. L'ouvrage est dû à un maître-relieur Abou El Abbâs Ahmed ben Mohammed Es-Sofiani qui le termina vers 1619 (année 1029 de l'Hégire). Le texte, d'une vingtaine de pages, transmis par Mercier n'est pas le texte original mais un texte copié par un anonyme en 1255 H (1839 J.-C.).
Es-Sofiani décrit dans ce document vieux de 400 ans les différentes étapes de la confection et la préparation des livres pour la reliure, le cousage des cahiers d'un volume, la préparation de l'or liquide et son emploi, des considérations sur diverses sortes de colle ainsi que quelques notes sur la teinture du cuir et la manière d'exécuter des médaillons découpés.
En 1918, Prosper Ricard fait rééditer ce manuscrit et le distribue aux relieurs de Fès et plus particulièrement aux jeunes relieurs en formation. Le texte arabe est accompagné d'un index, arabe-français, des termes techniques arabes utilisés. Ricard compte sur la diffusion de cet ouvrage pour favoriser la renaissance de la reliure d'art à Fès.
LA RENAISSANCE DE LA RELIURE D'ART À FÈS
Prosper Ricard. Chef du Service des arts indigènes. Bulletin de l'enseignement public. Mars 1922. N°39
Lorsqu'au début de l'établissement du Protectorat on parcourait les rues qui entourent la grande mosquée Qaraouiyine à Fès, on découvrait de temps à autre, chez les marchands de manuscrits, des reliures qui dénotaient un sens artistique réel. Les reliures étaient loin d'être parfaites. Les cuirs étaient rarement de qualité irréprochable, trop souvent des taches et des excoriations en gâtaient l'aspect. Les fers utilisés pour la dorure étaient émoussés par un trop long usage et on ne distinguait guère l'ornementation ; employés trop chauds, ils donnaient des empreintes empâtées et confuses. Les coins estampés manquaient de netteté et ne s'enfonçaient pas exactement à leur place. Un laisser-aller général, dans la composition et dans l'exécution, déflorait des pièces qui, faites avec plus de soin et d'attention, eussent tenues dans la production locale un rang de premier ordre.
Mais le caractère était là, frappant. Il n'en fallait pas davantage pour que sur le terrain, comme sur tant d'autres, l'attention du Service des arts indigènes s'appliquât à obtenir de sérieuses améliorations.
On se mit donc sérieusement à la recherche des artisans relieurs. On en trouva quelques-uns dans le voisinage des libraires. Ceux-là étaient à peu près dépourvus d'outillage. Après de préliminaires essais, ils furent reconnus inaptes à toute rénovation. De mauvaises habitudes contractées depuis trop longtemps, une incompréhension notoire du but proposé, ou une impuissance totale de faire mieux, firent obstacle aux efforts du Service. Qui donc était l'auteur des reliures qui, parmi tant d'autres sans intérêt, valaient d'être examinées ? On finit par le découvrir, non sans peine. C'était un vieil artisan qui travaillait en cachette et lorsqu'il en avait le goût. Il s'enfermait jalousement chez lui, prétextait la maladie pour ne pas se laisser voir ; bref, il tenait jalousement sa porte close, pour éviter les longs marchandages de monnaie si courants en pays musulman, ne l'ouvrant que pour quelques rares coreligionnaires privilégiés. Quand on lui annonça qu'un roumi demandait à lui parler d'art, il fit répondre qu'il était absent. Il fallut revenir à la charge plusieurs fois, en compagnie d'un mokhazni pour forcer une entrée si réfractaire. L'accueil fut plutôt froid. Que penser d'un étranger poli peut-être, mais si indiscret qu'il voulait tout voir et tout savoir, parler d'apprentissage ? « D'abord, je ne puis plus travailler, je suis trop vieux. » Sa barbe blanche, sa figure ridée, son dos courbé, sa démarche pénible ne confirmaient que trop cette déclaration. « Je n'y vois plus ; il n'y a plus de lunettes qui me conviennent. Et puis le métier est perdu. Les livres arabes arrivent tout reliés d'Orient. On ne demande plus de nouvelles couvertures. L'imprimerie et l'autographie ont tué le manuscrit. Les étudiants et les lettrés sont trop pauvres pour faire des commandes. Former des apprentis ? C'est se priver soi-même du dernier morceau de pain nécessaire pour atteindre le terme proche d'une longue existence… C'est se fatiguer sans aucun profit… »
Et les objections répondaient sans cesse aux bonnes raisons invoquées : « Ton art est noble. Tu l'as reçu d'un maître. Ne dois-tu pas, en toute équité, le rendre à des élèves ? » « C'est un art de famille, c'est l'art des Lahlou. J'en ai hérité de mes ancêtres qui s'y distinguèrent toujours. Il fut un temps où nous transformions en entier le cuir brut, le papier blanc et les feuilles d'or en livres magnifiques. Tout le monde s'émerveillait de nos travaux. Les sultans manifestèrent plus d'une fois la maîtrise des nôtres par des rescrits que nous conservâmes longtemps… Je n'ai pas d'enfants. Mon métier s'éteindra avec moi »
« Mais tu as des proches ; tu ferais un acte méritoire en leur enseignant ce que tu sais. »
« Leur léguer des recettes qui ne nourrissent plus leur homme… »
« N'exagères-tu pas ? Les musulmans n'ont pas perdu l'amour des corans, des livres de prières, qu'ils rangent soigneusement dans des étuis et portent en voyage comme de précieux talismans. Je connais quelques lettrés, rares il est vrai, qui apprécient tes travaux ; et c'est par eux que j'ai pu te découvrir. Et je m'en félicite, car je sens que je me trouve en présence d'un artiste dans toute l'acception du mot, d'un maître dont je connais de belles oeuvres. Celle-ci n'est-elle point sortie de tes mains ? Ce disant, je lui montrait une belle reliure que l'on m'avait dit avoir été faite par lui. Il la prit et l'examina. « Tu t'intéresses à cette chose défraîchie faite depuis plus de cinquante ans ? Mes fers à cette époque étaient encore en assez bon état. Aujourd'hui ils sont usés ; on m'en a volé ; j'en ai perdu. Je suis maintenant dépourvu d'outillage convenable et il n'y a plus personne capable de le renouveler. » « Et si je t'en procurais un tout neuf ? On sait tout faire en France. L'accepterais-tu ? Tu me ferais ensuite une reliure que je paierais un bon prix que tu me demanderas. Si Dieu veut. »
La glace était rompue. À l'examen de la reliure ancienne, le visage du vieux s'était un peu déridé. Dans l'espérance de revoir de beaux fers semblables à ce qu'il avait connu dans sa jeunesse ses yeux brillèrent.
Quelques temps après, des outils de bronze réalisés par un habile graveur parisien, d'après d'anciens modèles trouvés à Fès, furent mis en possession de Mohammed bel Arbi Lahlou. Mis à l'essai, ils donnèrent naturellement de bons résultats. Le vieil artisan fit, comme il l'avait promis, quelques reliures à des prix rémunérateurs. On se les montra et peu après les commandes se multiplièrent. Mohammed bel Arbi Lahlou était débordé. Il fallait attendre des mois pour en obtenir une.
Avec le temps, les relations devinrent plus faciles. La porte de la maison s'ouvrait plus aisément. Je connus ainsi plusieurs personnes de la famille, dont deux neveux âgés l'un de quinze, l'autre de vingt ans, inoccupés ou presque.
« Au lieu de faire tout par toi-même, pourquoi ne confierais-tu pas à ces jeunes gens les travaux les plus faciles, tels le découpage des cartons, le parage des cuirs, l'apposition du blanc d'oeuf et de l'huile sur les parties à décorer ? Tu gagnerais ainsi du temps, tu donnerais satisfaction à beaucoup de gens. Les gains seraient également plus élevés.
« Mes neveux n'ont aucune aptitude pour la reliure. Ils ne sont pas assez soigneux. Que de fois ils ont nui à mes travaux. »
« Les as-tu déjà employés ? Si tu essayais ? Ce ne sont plus des enfants. Ils sont sérieux, ils t'aiment et te respectent beaucoup. J'ai la certitude qu'ils suivraient attentivement tes conseils. »
Les jeunes gens approuvaient cette proposition. Leur physionomie l'indiquait assez. Il fallut revenir plusieurs fois sur cette idée. Un jour, enfin, ils paraient devant le maître des morceaux de cuir. L'apprentissage commençait. Il fut rude. Des heures de découragement alternaient avec des jours plus heureux. On marchait à petits pas sur une piste incertaine. La clientèle n'était pas difficile et les ouvrages des apprentis se vendirent. Jamais Mohammed bel Arbi n'y mit la main et quand des conseils lui étaient demandés, il répondait invariablement : « N'avez-vous pas vu comme je fais. Examiner donc ma manière de faire. » Un an passa. Les demandes allaient croissant. Le petit atelier familial ne parvenait pas à répondre aux exigences. Il fallait former d'autres apprentis. On trouva un bon candidat, mais on ne pouvait songer à l'introduire dans une famille à laquelle il était étranger. Il fallait faire sortir le vieux relieur et ses deux neveux de la demeure familiale et les installer dans une boutique des souks.
« De nombreux amis, qui ont fait l'acquisition de tes reliures, seraient heureux de te voir et de te féliciter. Le Résident général, qui connaît lui-même tes plus beaux ouvrages, t'honorerait de sa visite pour te marquer sa satisfaction. Il faudrait donc que tu te transportes au coeur de la ville, près de la mosquée Qaraouiyine. Vous travailleriez en commun dans une boutique agréable, qui deviendrait une boutique Makhzen. Vous ne paieriez aucune location. Tu m'as demandé de te renouveler ta collection de coins gravés en bois de buis, elle est prête. C'est un ancien armurier de Fès qui l'a préparée sur les dessins, remis au net, que tu m'avais fournis. J'ai fait doubler la première collection de fers en bronze pour éviter les pertes de temps. Quatre tables de travail, toutes neuves, vous attendent. Il y en a une pour toi, deux pour tes neveux, et une quatrième pour un nouvel apprenti de mon choix.
La surprise du vieil homme fut grande. Il n'osa pas protester. Le nouveau local, visité sur-le-champ, fit bonne impression avec ses murs blanchis à la chaux, ses nattes sur le sol, sa fenêtre donnant sur la charmante placette des dinandiers, ses tables munies d'un outillage neuf. Le nouvel apprenti, humble et respectueux, fut agréé. À partir de ce jour (1916) Mohammed bel Arbi et ses jeunes émules se réunirent régulièrement dans le local qu'ils occupent encore aujourd'hui.
Naturellement, les visites affluèrent. Les commandes aussi. Les jeunes gens se firent la main, augmentèrent leur production, qu'ils appliquèrent à des travaux variés. Le vieil octogénaire fut souvent froissé par les agissements des jeunes gens. Il y eut des raccommodages nombreux. À la fin, le dernier élève souleva des jalousies. Son apprentissage allait bon train. De plus, il était seul à apporter du soin dans le choix des cuirs ; ses reliures se vendaient mieux que celles de ses compagnons. L'heure de la séparation avait sonné.
Le jeune homme s'installa (1917) dans un nouvel atelier, nanti de nouveaux outils. À côté de lui vinrent de relieurs âgés d'environ 40 ans, qui s'étaient rendus compte des profits à tirer d'une meilleure fabrication. Chacun d'eux eut à se conformer aux modèles anciens, à un excellent choix de matière et à l'adoption d'un apprenti. C'était la seule rançon de l'emploi de fers et de coins neufs.
En 1919, ce nouvel atelier comptait trois maîtres relieurs et trois ouvriers formés. La demande dépassait toujours les possibilités de rendement. Cet atelier essaima encore et donna naissance à un troisième.
En 1920, les trois ateliers de reliure de Fès comptaient quinze ouvriers. Les progrès sont aujourd'hui considérables. Ils sont dus aux directions vigilantes du Service des arts indigènes et à la recherche des vieux modèles et des vieilles techniques. Une trouvaille importante a été faite : celle d'un manuscrit arabe du début du XVIIe siècle qui décrit toutes les opérations de la reliure à cette époque. Il a été réédité et distribué à tous les relieurs de Fès et a particulièrement remis en vigueur la pratique de l'enluminure sur cuir. Dès lors, les reliures se sont rehaussées d'or mat et de couleurs et se sont déjà créées un renom de bon aloi dans les productions d'art marocain.
Si le Service des arts indigènes a pu faire renaître l'art de la reliure, c'est qu'il a été soutenu, matériellement et moralement, par les autorités. Tous les chefs de Services municipaux de la ville se sont intéressés à cette oeuvre. M. le Maréchal Lyautey en a visité les ateliers à plusieurs reprises. Il a même demandé et obtenu pour le vieil artisan Mohammed Bel Arbi Lahlou les palmes académiques.
I – La renaissance de la reliure à Fès
On sait l'influence bienfaisante exercée par le Service des arts indigènes sur la conservation ou la renaissance des industries artistiques du Maroc. Cette active et constante surveillance ne s'est pas organisée sans difficultés, notamment en ce qui concerne la reliure, et il a fallu la patience et la diplomatie habile de M. Prosper Ricard pour ressusciter cet art qui allait mourir. Des nombreux relieurs qui travaillaient jadis près de la Qaraouiyine et du fondouq Sbitriyine, dans l'actuel quartier des librairies, il ne restait plus à l'avènement du Protectorat, que quelques grossiers artisans sans technique et sans outillage. Un seul, Mohammed bel Larbi Lahlou, vieillard septuagénaire, produisait des reliures de qualité : il appartenait à l'antique famille des Lahlou qui, depuis plus de trois siècles, se consacrait à cet art, mais il entendait que son métier s'éteignit avec lui.
Les causes de cette décadence étaient diverses :
– la rareté des clients. Le sultan et quelques lettrés faisaient bien exécuter pour la bibliothèque de la Qaraouiyine et pour leurs bibliothèques particulières des reliures de qualité, mais la clientèle était surtout composée de professeurs et d'étudiants pauvres qui se contentaient de travaux plus modestes et moins chers.
– la concurrence des livres imprimés en Égypte. L'imprimerie et l'autographie avaient porté aux artisans un coup mortel. Leur métier, jadis florissant quand ils entretenaient des copistes et qu'ils reliaient des manuscrits, avait été menacé par l'invasion des volumes imprimés au Caire et qui, avec la plus grande facilité des communications entre l'Égypte et le Maroc, étaient importés en grand nombre et préalablement reliés.
– la difficulté de trouver des apprentis pour un art particulièrement délicat et qui ne nourrissait plus ceux qui s'y adonnaient.
C'est alors que M. Prosper Ricard découvrit Mohammed Lahlou et qu'il entreprit, en triomphant de la résistance obstinée du vieil artisan, la rénovation de son industrie. Le but à réaliser était triple :
– il fallait d'abord obtenir communication de sa technique. On lui facilite la tâche en le gratifiant d'un salaire de 100 francs par mois, en l'installant gratuitement dans un nouvel atelier, en lui faisant parvenir des commandes officielles richement payées. On lui adjoignit alors deux apprentis qu'il devait former à son art et que l'on prit dans sa propre famille. On lui remit des instruments tout neufs pour remplacer l'outillage usé dont il se servait et dont on fit exécuter des copies.
– Il fallait guider et améliorer, autant que possible, la production. Les reliures de Mohammed Lahlou qui avaient attiré l'attention de M. Ricard sont bien inférieures à celles qui sont actuellement réalisées. Certains stages furent prévus dans les années qui suivirent : notamment un stage de trois mois à la Makina où un militaire avait installé pour exécuter, suivant la technique européenne, des reliures au compte du cercle militaire du Batha.
– il fallait enfin ouvrir des débouchés, donner à ce travail artistique une importance économique. Des subventions, des commandes officielles et privées, des participation aux différentes expositions, des primes et distinctions diverses suffirent pour faire connaître au-dehors les reliures de Fès et font accroître le nombre des artisans susceptibles de se consacrer à ce métier. Les apprentis fondèrent d'autres ateliers, prirent eux-mêmes de nouveaux apprentis et dès 1920, la ville comptait quinze ouvriers relieurs répartis dans trois ateliers. La production qui, cette année-là, dépassa cent mille francs, était le centuple de celle de 1915.
II – Les ateliers actuels.
Malgré quelques avatars qui ne pouvaient manquer de se produire (faillites, querelles entre les apprentis ou associés, décès, etc.), le travail de la reliure a profité jusqu'ici d'une honorable prospérité. Actuellement on dénombre à Fès, sans compter les apprentis, une dizaine de relieurs qualifiés groupés sous l'autorité d'une amine.
Se sont :
– Mohammed Lahlou, aujourd'hui amine. C'est un vieillard de 93 ans qui vit dans le zqaq (rue) El-Hajar, près de la place Ceffarine, dans un atelier poussiéreux et abandonné. Il ne travaille plus et se réfugie dans ses souvenirs. (Il nous a montré les anciens dahirs qui consacraient la spécialité de la famille Lahlou, les vieilles reliures qu'il faisait avant l'établissement du Protectorat, une photographie dédicacée du général Gouraud, sa croix d'officier d'Académie et de chevalier du Ouissam alaouite.
– Abderrahman Serghini qui a un atelier dans le Thalaa.
– Driss Zamaï, associé à Serghini.
– Driss ben Kirane, qui possède au Thalaa, un atelier appelé « El Kenz ed dehebi ».
– Abbès Reghaï, associé à ben Kirane.
– Mohamed el Qandousi qui est allé travailler l'an dernier quelques mois à Rabat pour revenir ensuite à Fès.
– Mohammed Lahlou, jeune relieur qui travaille chez Abderrahman Serghini.
– Ahmed ben el Khadir Lahlou, neveu de l'amine.
À ce nombre s'ajoutent quelques maroquiniers capables, sinon de relier des livres, du moins de fabriquer des couvertures de volumes, des boites, des sous-mains, etc. ; mais ils ne sont pas officiellement catalogués comme relieurs. Quelques femmes, nous a-t-on dit, s'étaient aussi adonnées momentanément à la reliure, il y a quelques années à l'époque où les produits se vendaient bien. Elles exécutaient notamment des reliures peintes qu'aimaient beaucoup les touristes américains. Mais pour elles aussi, il devait s'agir beaucoup plus de travaux de maroquinerie que de reliure proprement dite. Il convient d'ajouter, d'ailleurs, que les relieurs qualifiés énumérés ci-dessus sont à la fois relieurs et maroquiniers :
– ils exécutent sur commande la reliure des livres qui leur sont confiés ;
– ils ont dans leur atelier une vitrine où sont exposées à l'intention des touristes européens, des curiosités indigènes : portefeuilles, sous-main, carnets de bridge, bloc-notes, étuis d'appareils photographiques, sacs de dames, etc.
La qualité de ces objets présente d'ailleurs chez eux plus de garanties que chez de simples maroquiniers car ce sont eux qui ont composé l'ornementation et exécuté les dorures.
Le relieur fassi n'est donc pas seulement artisan, il est aussi souvent commerçant. C'est ce double rôle qui explique :
– la physionomie de son échoppe ;
– la fréquence des associations conclues entre deux maîtres-relieurs, alors que, par contre, l'ensemble de la corporation manque d'unité et que de l'aveu général, chacun vit et travaille dans son coin.
A – La boutique d'un relieur apparaît communément sous le double aspect d'un atelier de reliure et d'un magasin de maroquinerie de choix. Elle est située le plus souvent en bordure d'une artère fréquentée par les touristes : c'est ainsi que des deux échoppes les plus importantes celles de Abderrahman Serghini et de Driss ben Kirane, s'ouvrent dans le Thalaa, et en haut de la rue, situation exceptionnellement favorable pour séduire le touriste avant qu'il ne soit sollicité par les autres marchands de curiosités. La destination du local est souvent nettement marquée : le magasin de vente donne sur la rue chez Driss ben Kirane, alors que l'atelier est derrière ; magasin et atelier sont séparés chez Abderrahman Serghini. Dans la boutique, une vitrine garnie de cuirs décorés ; dans l'atelier, une ou deux tables de marbre, une étagère pour empiler les volumes non reliés, une autre où l'on dépose soigneusement enveloppés et sans aucun décorum les livres dont la reliure est achevée et que le client doit venir chercher.
B – Les deux plus importants ateliers sont occupés par quatre patrons associés deux par deux. Dans les années précédentes les associations ont été nombreuses et n'ont pas toujours tenu longtemps. L'association détermine d'une façon particulière l'organisation du travail et de la vente :
– généralement, ces deux maîtres-relieurs travaillent de pair pour satisfaire les commandes de reliures et se partagent les sommes perçues ; mais l'un d'eux s'occupe aussi de la vente de la maroquinerie et s'absente, parfois longtemps, pour participer à une exposition. Abderrahman Serghini a exposé à Paris, en 1931, à l'Exposition coloniale ; à Chicago, en 1933 ; à Bruxelles, en 1935. Pendant son absence, l'associé reste à Fès, occupe et surveille l'atelier ; il garde aussi pour lui les bénéfices réalisés sur la vente des reliures puisqu'il est seul à travailler. De son côté, l'autre associé a emporté quelques reliures pour les exposer dans son stand ; si les visiteurs sont séduits par ces spécimens et font une commande, il la reçoit et la transmet à Fès. En retour, il se réserve une commission.
– le mobilier et l'outillage sont parfois la propriété commune des deux associés. Abderrahman Serghini, associé avec Driss Zamaï, et beaucoup plus riche que lui, est seul propriétaire de ce que contient l'atelier. Il le lui prête gratuitement. Le loyer et les impôts sont acquittés en commun. Mais quand Serghini s'absente pour une exposition, Zamaï paie, pendant tout ce temps, la totalité du loyer.
– Le personnel est payé séparément par chaque associé. Driss Zamaï emploie deux apprentis qui exécutent sous ses ordres les travaux secondaires (parage des cuirs, découpage des cartons, couture des cahiers, etc.). Abderrahmane Serghini paie un ouvrier chargé surtout de la vente aux touristes mais qui s'occupe souvent aussi du travail de la reliure pour le compte de son patron. Il arrive que Zamaï, quoique patron spécialisé dans la reliure, travaille, à ses moments perdus, pour le compte de Serghini, soit pour lui dorer des sous-mains, soit pour l'ornementation de couvre-livres ou de carnets ; ces travaux de maroquinerie lui valent une rémunération calculée soit à la journée, si Abderrahman Serghini fournit les feuilles d'or des décors, soit aux pièces si Zamaï utilise le stock qu'il s'est procuré pour exécuter des reliures. Ces indications suffisent à montrer la souplesse de cette association. Basée sur un contrat oral, facile à conclure, facile aussi à résilier, elle s'adapte étroitement à la double nécessité de produire et de commercer.
III – Le travail de la reliure
C'est, au dire des artisans, la confection des reliures qui constitue pour eux, sinon le profit le plus considérable, du moins les gains les plus assurés et les plus permanents. Chaque relieur, ou, en cas d'association, chaque atelier achète lui-même les matières premières, pourvoit à l'achat ou au remplacement de l'outillage, assure la vente des produits fabriqués, le tout sous une surveillance du Service des arts indigènes.
A- Les matières premières
– Les peaux : elles sont achetées au fondouq Sbitriyine pour la plus grande partie. Ce sont des peaux de choix car il importe qu'elles soient sans taches et extrêmement souples. Elles se vendent de 20 à 25 francs la peau de chèvre, de 10 à 8 francs la peau de mouton.
Après achat, les relieurs les confient à deux tanneurs spécialisés dans la teinture qui opèrent suivant leurs indications et fournissent la nuance demandée (chaque nuance a d'ailleurs un nom particulier quand il s'agit de peaux destinées à la reliure). Pour ce travail les tanneurs teinturiers percevaient, il y a quelques années, une rémunération de 10 francs par peau, qui est maintenant tombée à 5 francs. Certaines couleurs (amha, par exemple) ne sont plus pratiquées aujourd'hui.
On utilise aussi pour des reliures bon marché (notamment pour les parties intérieures du livre) des basanes fabriquées dans les tanneries européennes ; mais le fait est assez peu fréquent car il est rare que ces peaux soient propres à la reliure. Il existe, sur la vente de ces peaux (qui se fait non au poids mais à la douzaine) un représentant spécialisé près de la sqaïat Eç-Cefarine. La meilleure qualité de basane est produite par une tannerie européenne de Mogador.
– Le carton, qui forme l'armature des plats du livre, est acheté au fondouq Sbitriyine, sous forme de larges feuilles. La vente se fait au poids, sur la base de 0,75 franc le kilo. Les relieurs, à la différence des cordonniers, recherchent les cartons les moins épais (feuilles de 1kg 500)
– le papier blanc, qui est utilisé pour le revêtement intérieur est acheté dans les boutiques du souk El-Attarine, au poids. Il existe deux qualités valant respectivement 2,50 francs et 2 francs le kilo.
– la colle est faite par les relieurs eux-mêmes avec de la farine dans laquelle on met un peu de sulfate de cuivre. Ce mélange, extrêmement peu coûteux, a l'avantage d'empêcher pendant longtemps les mites d'attaquer la reliure.
– l'or qui se présente soit sous la forme de liquide (mahloul), soit sous forme de feuilles d'une minceur de papier à cigarettes et protégées par une double feuille de papier blanc.
L'or liquide est utilisé pour garnir de dorures le creux des ornements imprimés à la presse (motif central, coins). Il est obtenu par pulvérisation d'une feuille d'or dans quelques gouttes de miel, de gomme arabique et de safran. La dorure est appliquée à la plume.
L'or en feuilles (0 m.15 x 0 m.15) est appliqué sur une couche adhésive de blanc d'oeuf. Pour ce faire les relieurs découpent la feuille d'or en fines lamelles de la largeur désirée, qu'ils saisissent avec l'extrémité d'une baguette plate sur laquelle ils ont, au préalable, passé la langue pour faciliter l'adhérence. Une fois au contact du blanc d'oeuf la pellicule abandonne le bois et reste fixée au cuir. Les ornements sont imprimés ensuite au fer chaud.
Cet or peut provenir de deux sources : la meilleure qualité est produite par un batteur d'or du mellah Habib Azoulay, qui avec un outillage rudimentaire transforme les vieux bijoux d'or qu'il achète un peu partout ; il fabrique ensuite d'après une technique très curieuse et que nous avons étudiée en détail, les pellicules d'or que nous venons de décrire. La feuille est vendue par lui aux relieurs 3,50 francs. Il faut une moyenne de 7 feuilles d'or pour les dorures d'un sous-main de 0 m.40 x 0 m.30 très ornementé, trois ou quatre feuilles sont nécessaires pour le décor d'un in-8°. L'ornementation ainsi obtenue est durable et ne se ternit pas ; c'est pourquoi les bons relieurs emploient toujours l'or fabriqué par Habib Azoulay. Malheureusement cette industrie appartiendra dans quelques mois au passé, car elle ne peut plus faire vivre celui qui s'y consacre. Il y a quelques années le mellah de Fès comptait six batteurs d'or ; aujourd'hui Azoulay reste seul et n'a plus de travail en moyenne que pendant quatre ou cinq mois de l'année.
L'or de seconde qualité vient de Florence, par Tanger, et il se vend dans plusieurs boutiques de Fès par carnet de 25 feuilles. Le carnet vaut de huit à cinq francs c'est-à-dire 12 fois moins cher que les feuilles d'or débitées par Habib Azoulay. On conçoit dans ces conditions que celui-ci ne puisse plus se défendre et si les relieurs lui restent généralement fidèles, les maroquiniers n'hésitent plus à utiliser le produit européen qui permet de fournir aux touristes des objets moins chers mais aussi moins durables. Il existe d'ailleurs, entre vendeurs d'or italiens et maroquiniers des ententes et arrangements commerciaux dont le détail est assez curieux. Tout cela montre le péril que court l'industrie du batteur d'or qui ne tardera pas à s'éteindre complètement.
B – L'outillage
Il faut distinguer l'outillage traditionnel et l'outillage moderne
– L'outillage traditionnel, dont la description ne peut se faire dans le détail sans un exposé minutieux de la technique de la reliure, comprend essentiellement : des presses à endossage, en bois ; un cadre pour le cousage des cahiers (mromma) ; un tranchet pour le parage des peaux ; des cachets de cuivre pour l'impression du décor ; des coins et motifs centraux pour l'impression des ornements garnissant les coins et le centre des reliures. Ces instruments sont en bois, en cuivre ou en bronze. Ces outils s'usent moins s'ils sont en métal, mais ils donnent une impression plus franche s'ils sont en bois ; des compas, ciseaux, petites scies, maillets de buis etc. etc.
Les outils du maître relieur Abderrahman Serghini lui ont été donnés par le Service des arts indigènes.
– L'outillage moderne, qui tend à supplanter l'outillage traditionnel : un massicot, pour couper les feuilles du livre à relier, a remplacé un couteau de grandes dimensions que l'on maniait à deux mains. Driss ben Kirane a payé le sien 700 francs d'occasion, Abderrahman Serghini 1 000 francs, également d'occasion. Ce sont des acquisitions qui ne remontent pas à plus d'un an et demi ; un mqaçç, machine à levier pour couper le carton, utilisée depuis quatre ou cinq ans ; une presse de relieur, acquisition récente (Serghini) ; une presse ordinaire, montée sur un bât de ciment (Serghini) ; un composteur (Driss ben Kirane).
C- Les reliures
Elles se font comme nous l'avons dit sur commande, au fur et à mesure des demandes de la clientèle. Et justement l'évolution de l'outillage répond à une modification des commandes, entraînant elle-même quelques changements techniques.
Ces commandes sont faites en grande partie par des Européens désireux de collectionner les belles reliures marocaines. Très souvent les arts indigènes servent d'intermédiaires bénévoles ; ils aiguillent vers tel ou tel relieur un touriste ou un correspondant ; des travaux ont même été achetés par l'inspecteur des arts indigènes et exposés par lui à Dar Adiyel. Quant aux intellectuels marocains, ils constituent pour les relieurs une clientèle moins importante.
Jusqu'à l'année dernière, la grande majorité des commandes portait sur des reliures marocaines. Mais depuis un an et demi, les relieurs se sont aperçus qu'on leur demandait beaucoup de reliures européennes, de modèle assez courant, et généralement en basane. Ils ont naturellement adapté leur travail à cette nouvelle clientèle :
– achat d'un outillage nouveau, notamment d'un composteur pour l'impression des titres sur le dos du volume. Un israélite vient de temps à autre chez Abderrahman Serghini pour imprimer titres et noms d'auteurs, en français ;
– modification dans les matières premières : autre qualité de carton, achat de basane, emploi d'un papier différent pour les pages de garde etc.
– abaissement des prix. Au lieu de magnifiques reliures de maroquin très ornementées extérieurement et intérieurement, on commence à fabriquer des reliures de basane sans aucun ornement. Elles sont d'ailleurs bien faites.
Les reliures marocaine atteignent jusqu'à 250 francs. Une reliure de chèvre vaut, pour un in-12 de 20 francs à 18 francs au minimum, mais elle peut atteindre 50 francs. Une reliure de mouton vaut au plus 18 francs. Une reliure européenne, sans dorures, vaut parfois 10 à 15 francs.
La dorure est en effet l'opération la plus longue et la plus difficile. Il faut travailler deux jours pour exécuter une belle reliure très ornementée ; il faut compter une journée si elle comporte une décoration plus sobre. Un livre sans ornementation demande au plus une demi-journée.
– les travaux de maroquinerie décorée : leur vente se fait au fur et à mesure des demandes, et chaque magasin possède un stock d'objets présentés sous vitrine afin de séduire le passant. Comme nous l'avons vu, les dorures sont exécutées en général par les relieurs, mais les objets sont, avant la décoration, achetés aux souks où viennent les apporter les artisans qui les ont fabriqués ; ce sont souvent des Rifains originaires de Tarhzout. Cette vente est très rémunératrice car le boutiquier profite souvent de l'engouement que montrent les étrangers pour ces travaux dont la richesse et le pittoresque leur sont inconnus. Abderrahman Serghini, par exemple jouit d'une bonne aisance : il n'hésite d'ailleurs pas à courir les expositions un peu partout. Celle de Chicago ne lui aurait pas rapporté le bénéfice qu'il escomptait, mais durant les cinq mois qu'il était resté à Paris pour l'Exposition coloniale de 1931, il avait réalisé de tels gains qu'il est revenu avec une cinquantaine de milliers de francs. La vente des maroquineries à Fès laissait il y a quelques années, à Driss ben Kirane et à Abbès Reghaï, son associé un bénéfice de 300 francs par jour. Ils accusent aujourd'hui un gain de 15 francs chacun par journée de travail ! C'est dire que les temps sont changés
IV – Conditions actuelles du métier
Une baisse ne pouvait, en effet, manquer de se produire sur le travail des relieurs. Les commandes se sont faites plus rares et, nous l'avons remarqué, moins luxueuses. Des reliures de 200 francs se vendent maintenant 60 à 75 francs. En règle générale, les gains ont diminué dans la proportion de 5 à 1 depuis six ans. Tel patron qui gagnait 100 francs par jour doit vivre maintenant avec 20 francs. Un apprenti connaissant déjà les rudiments du métier reçoit 75 francs par mois ; un autre qui débute et veut apprendre la reliure touche 15 francs par mois pour prix de ses menus travaux. Un jeune ouvrier qualifié, chargé de la confection de reliures et de la vente aux touristes, est payé 100 francs par mois avec en sus 5 % sur les ventes.
Cette baisse a influé sur les conditions du travail. Auparavant les relieurs ne savaient souvent où donner de la tête et travaillaient parfois jusqu'à 10 heures du soir. Actuellement ils ne viennent pas à l'atelier avant 8 heures ou 8h30 le matin, ils prennent le temps de rentrer déjeuner chez eux, puis reviennent, pour finalement terminer leur journée vers 6 heures du soir. Ils travaillent cependant, exception faite de l'après-midi du vendredi et des jours de fête, tous les jours, car ils s'occupent à l'ornementation des maroquineries quand ils n'ont pas de reliure en chantier.
Il n'empêche qu'en général, malgré cette baisse, les relieurs aiment leur métier. Zamaï déplore sincèrement qu'il y ait si peu de jeunes gens qui se destinent à l'art de la reliure. Abderrahman Serghini qui a eu comme apprenti le jeune Mohammed Lahlou et Driss Zamaï lui-même nous a dit que son plus grand désir était qu'ils devinssent des artisans supérieurs à lui. Son fils va à l'école ; quand il aura son certificat d'études il lui apprendra son métier, auquel il commence déjà à l'initier le vendredi et les jours de congé. Si l'on excepte les Lahlou, chez lesquels le métier de relieur est une tradition de famille, les autres ont choisi ce travail d'eux-mêmes ; le père de Serghini n'était pas relieur, celui de Zamaï était cordonnier et il avait appris à son fils la cordonnerie avant de le confier à Serghini ; Abbès Reghaï est fils d'un secrétaire du Makhzen.
Cette indifférence, ou du moins ce manque d'enthousiasme des jeunes à l'égard de la reliure tient, certes, à la difficulté et à la longueur de l'apprentissage : il n'y a aucune durée fixe, et on peut rester ainsi deux ans comme on peut y rester quatre ou cinq ans. Il faut certaines dispositions artistiques pour faire un bon relieur : l'ornementation varie d'un livre à l'autre, elle dépend des gravures, du papier, du format ; le choix des couleurs est déterminé par les teintes principales de l'illustration, du volume ou du décor de la couverture brochée. Rien de fixe, tout est soumis au goût, et le maître-relieur Serghini manie et feuillette les livres dont l'ornementation lui est confiée avec l'application dévote d'un connaisseur.
V – Conclusion
Toutes ces raisons économiques et psychologiques font des relieurs l'aristocratie des artisans. Par là même, ils sont éloignés des autres corps de métiers, ne participent pas aux moussem, ne vénèrent pas de saint particulier et ne se fréquentent même guère entre eux. D'esprit curieux, ils n'hésitent pas à envoyer leurs enfants aux écoles musulmanes et leurs apprentis au cours du soir du collège musulman. Un fossé profond semble s'être creusé entre leur amine, le vieux Mohammed Lahlou qui s'enferme de plus en plus dans le passé, et eux qui cherchent à s'adapter aux conditions économiques nouvelles et affinent leur sens commercial. Le contrôle des arts indigènes permet heureusement de maintenir ces artisans actifs dans la tradition des bonnes techniques et du travail amoureusement façonné. Espérons que cette efficace surveillance réussira à conserver à cet art sa dignité, aux artisans leur prospérité.
UNE BELLE MANIFESTATION ARTISANALE. Courrier du Maroc. 23 décembre 1938
Le général Compain a inauguré l'exposition de reliures de Fès.
Cette exposition est organisée par le Service des arts indigènes à l'initiative de Marcel Vicaire, inspecteur de ce service à Fès. Les présentations faites au général Compain, chef de région, M. Vicaire conduit les personnalités dans une des pièces du musée du Batha et, avant de présenter les artisans relieurs de Fès, rappelle les conditions dans lesquelles le Service des arts indigènes a entrepris la rénovation de la reliure à Fès.
« C'est tout au début du protectorat que M. Prosper Ricard découvrit, dans les environs de Qaraouiyine, quelques vieux artisans qui dans le fond de leurs échoppes, rapiéçaient, tant bien que mal, de très vieux livres, confectionnaient pour les étudiants des médersas environnantes de mauvaises reliures, sans caractère, mais il lui fut impossible de trouver un maître relieur, vraiment digne de ce nom.
Un seul, cependant, semblait avoir conservé les belles traditions décoratives de ses prédécesseurs, mais ses oeuvres pêchaient toutes par de nombreuses imperfections d'exécution et surtout par l'emploi de matières premières des plus défectueuses.
Ce vieil artisan, le maalem Ben Larbi Lahlou, aujourd'hui âgé de 105 ou 110 ans, appartenant à plusieurs générations de relieurs depuis le XIVe siècle M. Ricard réalisa combien sa collaboration serait précieuse à l'oeuvre qu'entreprenait le Service des arts indigènes.
La tâche ne fut pas aisée, Mohammed Ben Larbi Lahlou se méfiait, s'esquivait, niait la possibilité d'une amélioration quelconque. Ce n'est qu'à force de persévérance et de persuasion que l'on put le décider à s'installer dans un atelier qui fut mis à sa disposition avec un matériel entièrement neuf et notamment des coins à gaufrer et des fers à dorer copiés sur les meilleurs modèles traditionnels.
Le maalem Lahlou accepta enfin, non sans peine, d'enseigner son art aux apprentis, c'était une véritable victoire. Les visiteurs ne tardèrent pas à affluer et, avec eux, les commandes ; plusieurs autres apprentis furent nécessaires et devinrent maîtres à leur tour.
En 1920, Fès comptait trois ateliers faisant travailler quinze ouvriers et apprentis. En 1924, un nouvel atelier fut installé dans les locaux du Service des arts indigènes au dar Adiyel ; ce sont les travaux des artisans qui y furent formés qui sont réunis dans cette salle, auprès de quelques oeuvres du maalem Ben Larbi Lahlou dont vous ne manquerez pas d'apprécier le charme.
Actuellement les relieurs de Fès composent une corporation très vivante, de plus en plus nombreux sont les amateurs et les bibliophiles qui leur confient des livres, même des plus rares et non seulement ceux du Maroc mais de France et de l'étranger.
Mon général, permettez-moi de vous dire combien je vous suis reconnaissant d'avoir accepté d'inaugurer cette petite exposition et de vous remercier de l'intérêt que vous voulez bien témoigner ainsi à nos travaux et à ceux de nos artisans. »
Les reliures présentées sont d'un goût parfait, de caractère très oriental et d'une grande richesse ainsi qu'en témoigne la collection de Mohammed Ben Larbi Lahlou exécutée entre 1914 et 1930 qui sont de la plus pure tradition. Mais la reliure de Fès se modernise, elle évolue lentement suivant les besoins ou les nécessités de l'heure.
Couvre-livre réalisé à Fès en 1935. Photographie Isabelle Crouigneau-Vicaire
Sur l'artisanat fassi voir Trésors des Métiers d'Art de Fès
Trésors des Métiers d'art de Fès est un recueil de textes de Marcel Vicaire, présenté par sa fille Isabelle Crouigneau-Vicaire
Sur l'art à Fès : Fès, ville d'artisans, ville d'art et Une ville d'art : Fès